L’IA comme outil

Un cadre pour la pensée critique de l’IA

L’humanité s’est toujours définie par son rapport au savoir et à la technique. Depuis la mémoire orale des premières sociétés humaines jusqu’aux réseaux neuronaux artificiels, notre capacité à conceptualiser, abstraire et organiser les connaissances a été l’un des moteurs essentiels du développement civilisationnel. Mais aujourd’hui, ce savoir, autrefois issu d’une expérience humaine directe et médié par la pensée critique, semble délégué à des entités algorithmiques. L’intelligence artificielle (IA), à travers son omniprésence dans nos vies quotidiennes, redessine les contours de la vérité, de la cognition et de la représentation du monde. Mais quelle place reste-t-il pour la pensée critique, la subjectivité humaine et l’expérience sensorielle face à cette dématérialisation du savoir ?

Ce questionnement exige un effort de structuration intellectuelle : comprendre les dynamiques à l’œuvre, identifier les acteurs clés, contextualiser cette mutation et interroger sa finalité. Ce n’est qu’en inscrivant l’IA dans un cadre plus large - historique, philosophique et psychologique - que nous pourrons dépasser la fascination technologique pour y opposer une véritable intelligibilité critique.

Qui construit cette intelligence ? Les nouveaux architectes du savoir

Depuis les années 2010, des entreprises privées ont pris le contrôle de l’évolution de l’IA, relayant au second plan la recherche académique publique. OpenAI, Google DeepMind, Microsoft et Meta se livrent une compétition acharnée pour le développement d’IA toujours plus performantes. Ces acteurs ne sont pas de simples innovateurs technologiques : ils reconfigurent le savoir en imposant une ontologie fonctionnelle du réel. Comme l’analyse Shoshana Zuboff (The Age of Surveillance Capitalism, 2019), les algorithmes ne se contentent pas d’analyser nos comportements, ils les modèlent activement en intégrant des biais cognitifs exploitables commercialement.

Historiquement, le développement de l'IA a toujours été lié aux grandes avancées du calcul et des mathématiques appliquées. Dès les années 1950, avec Alan Turing et son test de machine intelligente (Computing Machinery and Intelligence, 1950), puis avec les premières tentatives de modélisation du raisonnement humain dans les années 1960 (Newell et Simon, Logic Theorist, 1955), les bases de l’IA ont été posées. L’essor du deep learning dans les années 2010 a cependant accéléré ce processus, conférant à certaines entreprises un pouvoir inégalé sur la structuration du savoir.

Or, cette privatisation de la cognition pose une question fondamentale : qui possède aujourd’hui le droit de dire le vrai ? En concentrant le pouvoir de calcul et de traitement des données, ces entreprises instaurent un système opaque où l’IA devient un médiateur quasi-incontournable du savoir humain, détournant ainsi la production de connaissance vers des finalités marchandes plutôt qu'épistémologiques.

Quand l’IA est-elle devenue une entité structurant la pensée ?

L’IA n’est pas un phénomène nouveau : ses origines remontent aux premiers travaux d'Alan Turing dans les années 1940, notamment avec le concept de "machine intelligente" (Computing Machinery and Intelligence, 1950). Dans les années 1950 et 1960, les premières tentatives d'IA, comme le programme Logic Theorist de Newell et Simon (1955) ou ELIZA de Joseph Weizenbaum (1966), ont posé les bases des interactions homme-machine. Les années 1980 ont vu l'essor des systèmes experts, capables de raisonner sur des règles prédéfinies, tels que MYCIN pour le diagnostic médical.

Toutefois, l’impact de l’IA sur la représentation du réel a changé de nature depuis l’avènement du deep learning au début des années 2010. Les travaux fondateurs de Yann LeCun, Geoffrey Hinton et Yoshua Bengio (Deep Learning, 2015) ont permis une rupture décisive dans l’auto-apprentissage des machines. Désormais, les IA ne se contentent plus d’exécuter des algorithmes figés ; elles produisent de nouvelles données, anticipent des réponses et ajustent leur modèle en fonction des interactions humaines.

Cette capacité d’auto-évolution marque un basculement : l’IA n’est plus un outil neutre, mais un acteur épistémique à part entière. En devenant un intermédiaire invisible de l’information, elle conditionne progressivement notre perception du réel. Ce phénomène, déjà anticipé par Jacques Ellul (Le Système technicien, 1977), traduit une mutation profonde : la technologie ne se contente plus de prolonger les capacités humaines, elle en redéfinit les paradigmes.

Comment l’IA modifie-t-elle notre rapport à la vérité ?

L’IA opère une transformation silencieuse mais radicale : elle modélise la vérité comme une variable probabiliste. Contrairement à l’approche scientifique classique, qui repose sur l’expérimentation et la falsifiabilité (Popper, The Logic of Scientific Discovery, 1959), les IA fonctionnent sur un principe d’approximation adaptative. Elles ne recherchent pas la vérité, mais la cohérence statistique.

Or, cette logique a des conséquences majeures : la vérité individuelle vécue devient un produit optimisé par algorithme, non un chemin critique vers la connaissance de soi. La remise en question où se noyer dans les représentations que l’on pense nous correspondre : à quoi s’attendre pour l’avenir ? L’information qui nous parvient est filtrée, pondérée et ajustée en fonction de sa pertinence calculée, non de son exactitude intrinsèque. Ce mécanisme, illustré par Cathy O'Neil (Weapons of Math Destruction, 2016), pose une question centrale : dans un monde régi par les algorithmes, peut-on encore distinguer la vérité du simulacre ?

Pourquoi ce basculement est-il critique pour l’avenir ?

L'IA modifie progressivement la définition même de l’intelligence et de l’autonomie humaine. En confiant aux machines la gestion de la vérité, nous risquons de substituer la pensée critique à une délégation aveugle de notre capacité à discerner. Hannah Arendt (La Crise de la culture, 1961) mettait en garde contre la dissolution de la responsabilité individuelle dans les systèmes technocratiques. Si nous abandonnons notre souveraineté cognitive à des entités algorithmiques, nous risquons de perdre notre capacité à construire du sens et à résister aux récits dominants.


Loin d’être une fatalité, cette situation nous impose un choix : résister à l’aliénation cognitive en revendiquant un contrôle humain sur les outils d’IA. Il ne s'agit pas de rejeter la technologie, mais d'imposer une gouvernance éthique et transparente sur ses usages, pour que l'IA demeure un outil au service de la pensée critique, et non un dogme absolu.

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