L’élitisme du savoir

L’élite, une distinction culturelle plus qu’une essence

Le terme « élite » est souvent utilisé pour désigner une classe sociale supposée supérieure, dotée de privilèges, d’influence et d’une autorité reconnue sur les autres groupes de la société. Mais comment comprendre cette notion au-delà des idées reçues ? En sociologie, l’élite ne se définit pas tant par un statut inné que par une accumulation de capitaux (économique, social, culturel et symbolique) qui permettent d’imposer une légitimité et d’exercer une domination plus ou moins invisible sur le reste de la société (Bourdieu, La Distinction, 1979).

Loin d’être une entité homogène et incontestable, l’élite est une construction sociale et culturelle, où la distinction repose moins sur un mérite absolu que sur la reproduction des habitus propres à une classe dominante (Weber, Économie et Société, 1922). À travers une approche croisée entre la sociologie politique, la sociologie des élites et la sociologie de la culture, cet article propose d’interroger ce que signifie « être une élite », pourquoi cette position repose davantage sur un conditionnement que sur une nature supérieure, et en quoi ce modèle de distinction a façonné un ordre social structuré autour du culte de l’égo et du marché.

Le ministère de la culture comme instrument de domination des consciences de classe et d’inversion des valeurs

La France est l’un des rares pays à posséder un ministère de la Culture, une spécificité qui témoigne du rôle central de l’État dans la définition et la diffusion des normes culturelles. Créé en 1959 sous l’impulsion d’André Malraux, ce ministère a pour mission officielle de préserver, enrichir et promouvoir le patrimoine et la création artistique française. Cependant, derrière cette ambition affichée, il joue aussi un rôle fondamental dans la régulation des représentations collectives et des imaginaires sociaux.

À travers ce prisme, nous pouvons observer que la culture dominante actuelle n’est plus celle des traditions, du sacré ou des valeurs populaires, mais celle de la science et de la technique, érigées en seules vérités légitimes. Progressivement, la culture bourgeoise a déplacé le référentiel du sacré vers le culte de la raison et du progrès technique, ce que certains chercheurs qualifient de technofascisme (Postman, Technopoly, 1992).

Ainsi, la science n’est plus simplement un outil de connaissance, mais un instrument de domination culturelle qui impose une lecture du monde fondée sur la mesure, l’efficacité et l’optimisation des processus humains et sociaux (Ellul, Le Système technicien, 1977). La conséquence est un remplacement progressif de la culture traditionnelle, où l’Etat-Nation se positionnait comme régulateur, par une culture de l’innovation permanente, dans laquelle l’individu n’a de valeur qu’en fonction de sa capacité à s’adapter aux nouvelles normes technologiques et économiques, sans prise sur l’amélioration de sa condition sinon la soumission aux normes sociales et sociétales déterminées par une vérité crue apportée.

Cette inversion des valeurs s’est accélérée avec l’effacement du référentiel religieux et spirituel en ce domaine, à l’égard de ceux diffusés par les moyens techniques contemporains de contrôle des foules. Là où la culture traditionnelle bourgeoise s’articulait autour de représentations du divin, du sens collectif et de l’enracinement par le biais des valeurs républicaines et citoyennes -créant par la même une dépendance des classes moyennes et basses à une dépendance à la structure d’Etat; aujourd’hui , la culture des lités progressiste promeut une vision du monde où la seule transcendance permise est celle du progrès matériel et scientifique (Heidegger, La Question de la technique, 1954).

L’enjeu ici n’est pas de rejeter la science en tant que telle, comme profession, pratique et démarche exploratoire, mais comme représentation politique culturelle, afin de comprendre comment la suppression du sacré au profit d’une rationalité absolue entraîne une reconfiguration profonde des rapports sociaux et des mécanismes de pouvoir. La science et la technique, jadis libératrices, sont devenues les nouvelles normes imposées par une élite technocratique, qui exclut toute vision alternative ou toute contestation des fondements mêmes du système ; notamment sur le point de la possibilité de laisser des alternatives d’expression de ce qu’est la vérité, à l’échelon gouvernemental et politique.

Dans ce cadre, le ministère de la Culture joue un rôle central, non plus seulement comme garant du patrimoine culturel, mais comme vecteur de cette mutation idéologique et représentation de la marche à suivre, comme croyance et habitus de reproduction mimétique des codes de la classe dominante, où la légitimité culturelle est désormais attribuée aux productions conformes aux logiques du marché, de la rentabilité et de l’innovation permanente.

L’enjeu pour l’individu contemporain est donc de retrouver une culture qui ne soit pas dictée par l’utilitarisme technologique, mais qui permette à chacun de se réapproprier ses propres formes d’expression, indépendamment des dogmes modernes.

Industrie culturelle et monopoles - La domination du marché comme vecteur de valeurs inhibées

Si le ministère de la Culture était autrefois corrélé à l’idée d’un État-nation fort, ce modèle s’est progressivement affaibli, voire effondré, laissant place à une logique où le contrôle culturel s’exerce désormais à travers des monopoles économiques. Norbert Elias, dans La Dynamique de l’Occident (1939), met en évidence comment les structures de pouvoir peuvent se déplacer au fil du temps, passant d’un contrôle exercé par des institutions étatiques vers des formes de régulation plus diffuses, notamment celles issues des grandes entreprises et des industries culturelles.

L’industrie cinématographique et du divertissement incarne aujourd’hui cette transition. Là où l’État contrôlait autrefois les productions culturelles à travers la censure ou le soutien public, les industries du divertissement dictent désormais l’agenda culturel en fonction des logiques de marché (Horkheimer & Adorno, La Dialectique de la raison, 1944). Ce glissement illustre le passage d’une société de classes, où la bourgeoisie s’opposait à l’État, à une société d’individus où les élites dominent par le contrôle des imaginaires et des représentations médiatiques.

Les grandes plateformes de streaming, les majors du cinéma et les géants du numérique produisent une culture standardisée, conçue comme un produit de consommation globalisé. Ce modèle suit une logique de rentabilité immédiate, annihilant toute possibilité d’une culture populaire ancrée dans des valeurs communes. Elias nous invite alors à nous questionner : dans quelle mesure cette uniformisation culturelle participe-t-elle à la disparition de toute alternative, en enfermant les individus dans un divertissement qui les éloigne de toute conscience critique ?

En conséquence, le lien social, autrefois articulé autour de récits collectifs et de valeurs communes, se dissout progressivement dans une offre culturelle marchande où chacun consomme des produits conçus pour lui sans jamais s’inscrire dans une dynamique collective. Ce phénomène souligne une contradiction majeure : alors que nous vivons dans une ère de communication globalisée, la fracture culturelle et sociale n’a jamais été aussi grande.

Pourquoi n’avons-nous rien à envier aux élites ? Ni n’avons à leur en vouloir

Loin d’être un idéal à atteindre, l’élite est un produit de la domination historique, économique et culturelle qui a progressivement conduit un agenda politique de diffusion de valeurs individuelles et libérales au nom de valeurs collectives. Le produit ayant été, sur de nombreux points l’instauration d’un culte de l’ego et du marché, c’est à dire une inversion des valeurs opposées à l”homme pour le contraindre à sa propre individualité, sans recours de remplacement à autre chose ou repères que lui même. Il n’y a donc pas de position d’envie à avoir vis-à-vis des élites, mais une position de lucidité et de compassion visant à considérer qu’eux aussi également, ne sont pas plus responsables individuellement pris, de la dynamique de société que nous vivons. L’agenda politique continué depuis la révolution de 789 est celle d’une société d’individus libres, qui pour se faire à un prix à payer, celui de l’atomisation du citoyen dans son existence, et dans le rapport qu’il entretien à lui même ; toutes personnes comprises et confondues. Reprendre le pouvoir sur soi-même passerait donc par une désolidarisation des modèles dominants et une réaffirmation de son identité propre, libérée des injonctions à l’imitation.

Cette réflexion nous conduit à une question essentielle : si les élites ne sont que le produit d’une accumulation historique et culturelle, comment créer de nouvelles formes de pouvoir humaines et conscientes de notre condition misérable, qui ne reproduisent pas ces mêmes mécanismes de domination ? Ce défi nécessite une approche collective, où le savoir, la culture et l’engagement ne sont plus monopolisés par une minorité, mais deviennent des leviers d’émancipation partagés.

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