L’oubli de la matérialité par la culture de l’esprit

Un monde qui se pense sans se vivre

La France est un pays où l’esprit, les idées et les savoirs occupent une place prépondérante dans la culture, et la lecture individuelle de la culture. Très intellectuelle et forgée par l’héritage des Lumières, elle a conduit à une valorisation supérieure de la théorie sur la pratique en érigeant la science comme vérité, et à fortiori à ce que la pensée prédomine sur l’expérience. Il n’y a de méthode que celle que l’on pense plus que celle que l’on mets en pratique, laissant une raison matérielle dénuée d’exploration consciente, par culture comme l’humain ne peut se lire qu’en elle. 

La déconnexion entre l’homme et son environnement physique en est une conséquence identifiable, en ce que nous vivons désormais dans un monde qui se conceptualise davantage qu’il ne se vit réellement, où la culture a fini par remplacer le rapport direct au réel par nécessité de ce qu’elle représente en les sociétés humaine : une grille de lecture du monde social nécessaire au relationnel humain. A l’échelle de l’homme, c’est la superficialité et l’apparence qui ont pris le pas sur l’authenticité, comme la société elle même, d’individus, est à son image par miroir, mimétisme et universalisme culturel. 

Dans cette société où les valeurs se sont inversées pour l’individu qui s’y lit, où les concepts priment sur l’expérience immédiate, nos âmes sont aspirées par la représentation culturelle du matériel plutôt que par sa présence concrète à raison de la science érigée en vérité culturelle plus que pratique propre. La science elle même, décrit la nature et n’a de référentiel pour l’intégrer en elle. Ce qui laisse les individus inhiber leurs instincts en elle par absorption non expressible. Ce phénomène, accentué par la digitalisation du quotidien et la consommation de masse, fragmente notre perception du réel et altère notre capacité d’action directe sur le monde.

Pire encore, en se vivant uniquement par l’esprit, nous nous privons du bonheur de vivre et de ressentir car la vie elle même devient lue par des valeurs faussée de la matérialité. Nous nous bornons à désirer et exprimer ce dont nous avons besoin de façon politique, sans jamais le mettre en application dans une démarche de prise de pouvoir sur soi, sans ne jamais donner corps à sa volonté. Ainsi, l’individu se retrouve seul face à lui-même, enfermé dans un monde d’idées, incapable d’agir autrement que par des projections mentales dans un espace social stérilisé par l’absence de volonté forte ancrée dans la matérialité pour le collectif, lui même dissout dans les représentations sociales de la différence et de l’égalité.

Cet article tente d’explorer les causes et les conséquences de cette déconnexion, en analysant comment le branding, la virtualisation du politique et la sur-intellectualisation de l’humain sans le nommer ou préserver, nous éloignent progressivement de notre corps, de notre matérialité et de notre instinct.

Une existence physique qui n’existe plus qu’en concept

Depuis toujours, l’homme n’a jamais pu vivre et agir autrement que par son corps dans le cadre d’un mètre environnant celui-ci à chaque moment. Pourtant, dans nos sociétés modernes, la matérialité devient un objet de consommation ou d’analyse plus qu’un vécu immédiat. Nous vivons dans un monde où nous interagissons avec des objets et des espaces dont nous ignorons tout du processus de fabrication, et de leur poids réel dans notre quotidien.

Cette distanciation se traduit par une dissociation entre le matériel et sa fonction réelle. Les produits de consommation ne sont plus utilisés pour leur utilité, mais pour leur image, leur design et leur statut social. Comme le montre Jean Baudrillard dans La Société de consommation (1970), nous n’achetons pas un objet, nous achetons l’idée que nous nous faisons de lui, son symbole dans le jeu social qui eux ne représentent plus qu’une illusion de la nature à laquelle l’homme peut s’identifier. 

Nous nous contentons d’imaginer ce que pourrait être notre rapport à la matière, sans jamais véritablement y être confrontés comme volonté, en notre corps. L’expérience directe du monde se dissout alors dans la virtualisation de la possession et de l’usage, jusqu’à nous laisser seuls face à un désir non satisfait, enfermé dans la représentation mentale de ce qui aurait pu être vécu ; et donc le regret, l’insatisfaction, le ressentiment.

Les marques comme nouvelles idoles culturelles

Dans une société où les valeurs sont inversées, où la perception prime sur l’expérience, les marques ont pris une place déterminante. Elles ne se contentent plus de vendre des produits, elles vendent des identités, des modes de vie, des aspirations. Nous ne consommons plus simplement un bien, nous consommons l’histoire qui l’accompagne, l’image sociale qu’il projette.

Dans No Logo (1999), Naomi Klein explique comment les marques ont capté notre besoin d’identité en se substituant aux repères sociaux et culturels traditionnels. Ce phénomène nous pousse à nous définir par ce que nous possédons, plutôt que par ce que nous expérimentons réellement. Ainsi, les âmes sont aspirées par la représentation du matériel, non plus pour ce qu’il est, mais pour ce qu’il incarne dans notre imaginaire collectif. Cette identification vide crée l’illusion d’un bonheur figé, figé dans l’idée que l’on s’en fait, sans jamais s’incarner réellement dans l’existence.

Un espace politique vidé de toute matérialité

Autrefois, l’action politique impliquait une présence physique, une mobilisation concrète dans l’espace public. Aujourd’hui, la politique se fait dans des espaces virtualisés, où le débat d’idées remplace progressivement l’action physique.

Dans La Société du spectacle (1967), Guy Debord montre comment le politique devient une mise en scène où les mots prennent le pas sur les actes. Cet éloignement du concret entraîne une perte de contrôle sur le réel, rendant l’individu spectateur de décisions qu’il ne maîtrise plus.

Le jeu politique lui-même n’est plus politique, mais marchand. Les cadres décisionnels sont désormais basés sur l’économie, les chiffres et la science, et non plus sur la nature. La nature n’est plus un guide de l’action politique, elle est une variable, une contrainte à intégrer dans des modèles économiques.

Cette rupture fondamentale, cette incapacité à reconnaître la matérialité comme guide de l’action, est ce qui pousse aujourd’hui à l’exigence d’une rupture anthropologique. Nous devons retrouver une manière de nous réinscrire dans le réel, de redonner un rôle à la matière et à l’instinct dans nos existences.

Une arrogance culturelle héritée des Lumières

L’universalisme issu des Lumières porte une prétention implicite : celle de pouvoir définir la liberté et les valeurs humaines sans tenir compte des sacrifices nécessaires à leur mise en œuvre et réalisation prouvée. La France, façonnée par cette vision, lit toujours et comme toute société, le monde extérieur à travers son propre prisme culturel.

Nous ne percevons pas l’étranger tel qu’il est, mais tel que nous le projetons à travers notre propre grille d’analyse, déterminée par notre histoire et notre culture. Cette lecture biaisée crée une illusion de compréhension, où nous croyons nous ouvrir à l’autre alors que nous le redéfinissons selon nos propres termes.

Porter les lunettes d’autres cultures et s’ouvrir à une véritable liberté de conscience implique d’abandonner l’idée que nous détenons déjà les clés de la liberté. Aujourd’hui, cette ouverture se fait trop souvent sans valeurs humaines profondes, mais par une impulsion de pitié, une imitation de Dieu sans le sacrifice qui en garantirait la sincérité.

Se réapproprier la matérialité et l’expérience directe

Le défi est immense, mais une chose est certaine : tant que l’on continue à penser notre existence sans la vivre, nous ne ferons que perpétuer une société où l’individu ne se sent jamais pleinement lui-même sinon dans son oubli et la vision dépossédante de sa propre nature. Se libérer de cette illusion passe par la reconquête du corps, du tangible, du vivant. Nous ne sommes ni prisonniers du passé, ni responsables des décisions qui ont mené ici, mais nous sommes les seuls à pouvoir reprendre prise sur le réel.

Suivant
Suivant

La culture de la science vérité