La délibération pour l’avenir

Une société sans idéologie, mais en guerre de vérités

La délibération est, en théorie, le fondement potentiel de tout espace démocratique fonctionnel. Il s’agit d’un processus collectif où des individus échangent des arguments, confrontent leurs points de vue et cherchent, par le dialogue de raison responsable, à construire une décision collectivement, ou trouver un compromis dans le sens d’une orientation à fixer pour organiser la vie en société. Ce modèle de discussion publique entre citoyens favorise au long court, l’émergence d’un espace de compréhension mutuelle et de prise de décision rationnelle. Aujourd’hui ce principe semble de plus en plus menacé par une dynamique paradoxale : alors que l’idéologie disparaît progressivement des grands discours politiques et narratifs collectifs, les conflits idéologiques se radicalisent dans l’espace public, non moins à raison de la dynamique culturelle du projet politique des lumières implémenté en actes, mais à raison d’une erreur de lecture du divin, pour cause d’avoir construit cet agenda politique sur la base d’une opposition à la représentation du pouvoir de Dieu en Culture. Cette tension donne naissance à une guerre des vérités individuelles, où chaque position politique devient une affirmation subjective, émotionnelle et souvent irréconciliable; cachant dans le fond, un besoin de divin, de reconnaissance, d’écoute et de visibilité, tout naturellement humain pour un individu en société.

À mesure que l’espace social et le relationnel humain se politise par nature, les mécanismes institutionnels de participation collective se dépolitisent, laissant place à des prises de décision dominées par un conflit individuel né de la rencontre de volontés. Le risque, est de ne pouvoir trouver de solution viable à l’entente pour respecter chacune d’entre elles. Se pose aussi également la question de savoir le positionnement des acteurs et du rapport de pouvoir à instant donné, dans une société donnée, pour comprendre quelles alternatives et voies de recours peuvent être identifiée pour agir dans le sens d’un bien commun. Aujourd’hui, le calque de lecture du pouvoir fonctionne à raisons de représentations déconnectées d’une réalité de terrain respectant l’ignorance et la misère de notre condition, en faisant de nos représentants politiques des représentations archétypales de Dieu sur terre, en actes, sans morale : par la technique, les savoirs, et le culte du marché.  En bref, les détenteurs du pouvoir sont ceux qui détiennent le capital décisionnel de la gestion des ressources, et non ceux qui exercent un mandat démocratique élu, reconnu par la délibération. La bourgeoisie comme classe auto instituée d’individus libres au rapport relationnel déterminé par le commerce, déséquilibre la balance démocratique en sa faveur par lecture de jeux de pouvoir axiologiquement déterminé par des valeurs marchandes. La question est alors comment penser un avenir où la délibération reste possible ? Cet article tente d’explorer les causes de ces rapports de force modernes, où la technicisation de la décision politique vient astreindre le citoyen à un avenir de délibération virtualisée par absence de rupture anthropologique, détaché de la sensitivité de notre condition.

L’effondrement de l’idéologie au profit des vérités individuelles

Le XXe siècle a été marqué par la confrontation entre grandes idéologies structurantes – communisme, libéralisme, socialisme, nationalisme – qui déterminaient les cadres du débat politique. Aujourd’hui, ces grands récits collectifs se sont effacés au profit d’un espace politique fragmenté, où chacun devient le producteur et le défenseur de sa propre vérité (Gauchet, La Démocratie contre elle-même, 2002).

L’érosion des idéologies globales a conduit à une recomposition du politique sous la forme de luttes identitaires et individuelles. Cette mutation s’explique par plusieurs dynamiques : la fin des grands récits (Lyotard, La Condition postmoderne, 1979), la montée de l’hyperpersonnalisation des opinions à travers les réseaux sociaux et l’essor d’un relativisme cognitif où la science et la politique sont perçues non plus comme des espaces de construction du savoir, mais comme des instruments de domination et de manipulation. Ce phénomène entraîne un éclatement du cadre délibératif, où le dialogue est remplacé par l’affirmation subjective et l’affrontement émotionnel; réduisant ainsi les possibles de la communication et de l’écoute à un rang quasi nul ; sans alternative viable ni possible par asservissement des esprits à une lecture de soi et du monde biaisée par de fausses idoles.

La privatisation de la décision politique et la fin de la participation citoyenne

Les mécanismes institutionnels de participation démocratique perdent de leur efficacité et de leur attractivité. Les décisions majeures concernant l’avenir des sociétés ne sont plus prises dans l’espace public, mais influencées par des acteurs économiques et technocratiques dont la légitimité repose sur leur capital décisionnel plutôt que sur un mandat populaire. Aussi dans la pratique, les entreprises et compagnies deviennent les nouvelles institutions, définissant les valeurs non plus sur un spectre moral d’appréhension de l’identité humaine, mais un spectre chiffré, quantifié et technicisé. La prise de décision se fait par les chiffres, nombres et données et l’imposition d’une décision de la part des responsables nommés à chargé de directions, plus que par une délibération entre acteurs concourant à une même activité. La perte de sens de l’action est caractérisée par l’absence de valeurs collectives. Souci, étant, la réponse se trouve dans une révolution intérieur de chacun comme abordée dans d’autres articles pour faire renaître une culture à taille humaine et définie par lui même avec respect de sa diversité, plus que par un retournement sans alternative de l'a société sans culture dont nous disposons ; laissant les âmes errantes sans recours à l’incarnation citoyenne de leur volonté dans des espaces publics de discussion libres. 

Les institutions et organismes délibératifs, comme les parlements, les syndicats et les médias traditionnels, souffrent moins d’une inefficacité intrinsèque que d’un manque de visibilité et d’attractivité dans une société où l’individu se définit par ses propres engagements et opinions, souvent façonnés par l’espace numérique et la consommation d’informations ciblées. A qui jeter la pierre, lorsque l’on pourrait résumer la sitaution à la phrase “nous sommes tous dans le même bateau”. Les opinions devenant à la carte et noyées dans un flot d’informations sans vérité possible, ne peuvent s’entendre ou s’exprimer par absence de moyens de communications adaptés à la situation. Lorsque qu’il y a absence, il s’agit de créer. N’étant plus en mesure de jouer leur rôle d’arbitrage, ces institutions se trouvent concurrencées par des circuits plus directs d’influence, où les revendications personnelles et immédiates prennent le pas sur la construction d’un projet politique collectif structuré.

Ce phénomène entraîne une contradiction majeure : les conflits politiques sont plus visibles et plus intenses, mais la capacité des individus à peser sur la réalité est de plus en plus limitée, tant les décisions se prennent dans des sphères d’influence inaccessibles.

Vers une virtualisation de la délibération

Avec l’émergence de l’intelligence artificielle et la numérisation croissante des espaces de débat, le lien entre délibération et réalité tangible se distend de plus en plus; mais peut également se renforcer par la possibilité d’avoir à disposition des éléments de réflexions et matériaux sourcés, référencés, avec facilité. L’externalisation du raisonnement humain vers des algorithmes et la personnalisation du contenu médiatique sans rapport critique à la source des informations reçues, apportée par la diversification des plateformes numériques sur demande, contribuent à une homogénéisation des idées et à une radicalisation des opinions qui se terrent dans une peur individualisée et tue, plus qu’un espace possible d’expression reconnu. Sur ce point, les réseaux sont aussi déjà des supports d’échange et de transmission d’information sourcées; tout n’est pas à jeter.

Ainsi, la technologie ne garantit pas forcément une amélioration du processus démocratique, mais peut au contraire enfermer les citoyens dans des bulles cognitives qui rendent difficile toute confrontation avec l’altérité. L’enjeu est ici de se repositionner en considérant l'élément technologique comme un outil d’aide à la prise de décision, à l’orientation, en permettant des espaces de discussions mutualisant l’ignorance des participants, plutôt que de se perdre. 

Quels chemins pour restaurer une délibération authentique ?

Il est essentiel de réhabiliter l’esprit critique à travers l’éducation philosophique et la rhétorique, afin de permettre aux citoyens d’interroger les discours et d’exercer leur jugement hors des cadres imposés par les algorithmes et la consommation de masse. La création d’espaces de parole horizontaux, hors des circuits institutionnels traditionnels, peut aussi offrir des alternatives à la centralisation du débat par des plateformes numériques qui privilégient la confrontation au détriment du dialogue constructif. Enfin, la nécessité de sortir de la logique de marché dans la gestion du débat public apparaît comme une condition essentielle à la restauration d’une démocratie fonctionnelle.

En définitive, le défi est autant politique qu’anthropologique : il ne s’agit pas seulement de mieux organiser le débat, mais de reconstruire une culture du dialogue, de la nuance et de la complexité, à rebours de la polarisation actuelle; avec les outils qui nous sont mis à disposition.


Nous vivons un moment charnière où le politique est à la fois omniprésent et impuissant comme volonté humaine naturelle exprimée en raison, où la délibération collective semble de plus en plus difficile, mais où de nouvelles formes d’expérimentation émergent.

Si nous voulons éviter que la démocratie ne se réduise à une façade où les décisions sont structurées uniquement par des dynamiques marchandes et d’influence, il est urgent de repenser notre rapport au savoir, au débat et à la vérité. Le clivage entre public et privé n’est plus aussi marqué qu’auparavant : les sphères se mélangent, les individus construisent leurs propres vérités et l’espace démocratique devient un champ de confrontation plutôt qu’un lieu de médiation.

Dans une société où les identités ne sont plus définies collectivement, mais façonnées par des dynamiques de consommation et de positionnement individuel, seule une redéfinition des espaces de délibération peut permettre de retrouver un équilibre entre affirmation individuelle et construction d’un sens partagé.

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