Citoyenneté et capacité politique

L’érosion de la capacité politique du citoyen

L’engagement politique du citoyen repose sur un équilibre fragile entre accès à l’information, possibilité d’expression et reconnaissance de son rôle dans l’espace public. Or, en France, cette dynamique semble s’inverser progressivement : le citoyen se voit privé de moyens réels pour s’éclairer sur l’action publique et agir en conséquence, conduisant à ce que l’on pourrait qualifier de prolétarisation du politique.

Ce phénomène ne signifie pas simplement un éloignement des classes populaires vis-à-vis des institutions, mais une transformation plus profonde : la dépolitisation structurelle du citoyen, devenu un agent passif dans un système où les voies traditionnelles d’engagement sont obsolètes ou instrumentalisées. Cette évolution est le fruit d’une longue histoire, articulée autour de la sociologie de l’action publique, de la participation politique et citoyenne, et des conflits sociaux qui ont façonné la France moderne.

Ce texte vise à analyser comment les structures de l’État, autrefois contestées et mises sous pression par des mouvements populaires, se sont adaptées pour neutraliser la contestation, absorbant progressivement les espaces de débat et de résistance.

L’institutionnalisation du vote et les dynamiques démocratiques en Occident

La démocratie moderne s’est construite autour du principe du suffrage universel, censé garantir une participation active des citoyens aux décisions collectives. Pourtant, le vote s’est progressivement transformé en un acte routinier dénué de portée véritablement politique (Schumpeter, Capitalism, Socialism and Democracy, 1942).

L’institutionnalisation du vote a conduit à une situation paradoxale où l’électeur est réduit à un spectateur de la politique, plus qu’un acteur véritable. Trois éléments contribuent à cette transformation :

  • La professionnalisation de la politique : les décisions sont prises par une classe politique de plus en plus éloignée des préoccupations citoyennes, créant une fracture entre gouvernés et gouvernants (Manin, Principes du gouvernement représentatif, 1995).

  • L’affaiblissement du pluralisme politique : les grands partis se rapprochent idéologiquement et proposent des programmes de plus en plus homogènes, rendant le choix électoral marginal dans son impact réel (Lordon, La Malfaçon, 2014).

  • L’effet de légitimation sans transformation : en votant, le citoyen est incité à croire qu’il participe activement à la vie politique, alors que le cadre institutionnel demeure verrouillé et insensible aux véritables alternatives (Rosenvallon, La Contre-Démocratie, 2006).

Ainsi, si le suffrage universel a été une conquête démocratique majeure, il ne suffit plus aujourd’hui à garantir une réelle souveraineté citoyenne, rendant urgente la question de nouvelles formes de participation et d’action.

La participation politique : d’un droit conquis à une pratique entravée

Historiquement, la participation politique en France s’est construite par les luttes sociales : de la Révolution de 1789 aux révoltes ouvrières du XIXe siècle, en passant par Mai 68, chaque avancée démocratique a résulté d’un rapport de force entre gouvernés et gouvernants (Sewell, Work and Revolution in France, 1980).

Cependant, la démocratisation des institutions n’a pas empêché une dépolitisation progressive des citoyens. La sociologie de la participation politique (Verba & Nie, Participation in America, 1972) montre que l’engagement civique repose sur des ressources essentielles : le temps, l’éducation politique et les canaux d’influence. Or, ces ressources sont de plus en plus inégalement réparties :

  • Temps et précarité : la généralisation de la précarité économique contraint de nombreux citoyens à délaisser l’action politique pour la survie quotidienne (Chauvel, La Spirale du Déclassement, 2016).

  • Éducation politique déficiente : l’enseignement de la politique et de l’histoire des luttes sociales a été progressivement marginalisé, empêchant la transmission des outils critiques nécessaires à l’action collective (Bourdieu, Sur l’État, 2012).

  • Canaux d’influence verrouillés : les mécanismes de représentation classiques (partis, syndicats, associations) ne jouent plus leur rôle d’intermédiaires, car ils ont été intégrés aux logiques institutionnelles qu’ils étaient censés contester (Offerlé, Les partis politiques, 2018).

Le résultat est un double mouvement paradoxal : un citoyen théoriquement libre d’agir, mais concrètement incapable de peser sur les décisions publiques.

Le pouvoir d’achat comme unique pouvoir citoyen : une dépossession

Dans cette dynamique de prolétarisation du politique, la seule notion de pouvoir encore reconnue au citoyen est celle de son pouvoir d’achat. Le rôle politique de l’individu est réduit à celui d’acteur consommateur, dont l’influence repose exclusivement sur sa capacité à orienter ses choix économiques.

La politique n’est plus pensée comme un espace de débat et de transformation, mais comme un pilotage massif des consciences, où les valeurs de marché et celles des possédants dictent les comportements à adopter. Par le biais de la propagande mercantiliste, les élites imposent une vision du monde où le pouvoir n’est plus une question humaine ou collective, mais une simple gestion des flux économiques (Debord, La Société du Spectacle, 1967).


Face à cette prolétarisation du politique, la question n’est pas tant de restaurer les anciennes formes d’engagement que de repenser la manière dont les citoyens peuvent regagner du pouvoir sur l’action publique.

Trois pistes peuvent être explorées :

  1. Repenser les espaces de débat hors des cadres institutionnels : favoriser les assemblées populaires, les structures horizontales de discussion et d’auto-organisation.

  2. Récupérer un accès direct aux leviers de décision : remettre en cause la délégation systématique aux experts et aux technocrates.

  3. Dépasser l’illusion de la participation numérique : privilégier des modes d’action concrets plutôt qu’une simple présence en ligne.

Le défi est donc de repolitiser le citoyen en lui redonnant des moyens d’action réels, tout en contestant les mécanismes de dépossession institutionnalisés qui confinent l’individu à un rôle de spectateur passif.

Précédent
Précédent

L'art comme expression de l’âme

Suivant
Suivant

L’élitisme du savoir