La génération sacrifiée
Une génération née dans la fracture de deux mondes en tension
Les générations nées entre les années 1990 et 2010 ont grandi hors des cadres traditionnels de détermination sociale des normes des sociétés régies par un cadre d’Etat nation. Non en tant qu’individus sujets sans accroche à ceux-ci, mais en tant qu’individus influencés par des discours dominants et pilotes, déterminants de leur être social, en rupture à la tradition. Marquées par l’essor du numérique et de nouveaux narratifs sociétaux, la transformation des repères historiques et l’accès immédiat à un monde sans filtre, elles ont été confrontées à des responsabilités imposées, tout en étant privées des structures qui auraient dû les guider dans leur existence. Condamnés sous le joug du conservatisme face au progrès néolibéral, les discours d’encadrement et de responsabilité en société comme étant un rappel à l’ordre pour faire société ont été évincés au profit du développement de l’individu lui même, retrouvé seul face à lui même pour se constituer un être social propre, responsable et cohérent, en accord, à sa volonté propre. Ne pouvant faire sans autrui et sans les discours sociaux, les individus de ces générations se sont construits dans le conformisme de la lecture libertaire d’un soi illusoire, vécu par l’égo.
En bref, elles ont grandi dans un paradoxe :
L’accès à l’information leur a été imposé, tout en leur retirant les outils critiques pour le comprendre.
On leur a vendu l’idée d’une liberté totale, tout en restreignant chaque initiative brutale de mise en œuvre par nécessité de l’autre en société de normes de courtoisie ou de régulations des discussions comme volontés devant trouver un compromis pour être pleinement politiques.
Les repères traditionnels ont été balayés politiquement, sans être remplacés par nouveaux cadres de référence identificatoire à leur volonté en construction, les laissant face à un vide existentiel ou leur place politique fut rendue mutique par incapacité à être politique, hors l’imposition. Le cadre délibératif n’ayant pas su trouver de positionnement stable ni de pratiques pour se réaliser hors l’assentiment à l’excuse par raison et esprit plus qu’actes et paroles, actes concordant sinon l’effacement d’une volonté mise en oeuvre proprement avec accord moral.
Par effet de miroir, face aux générations plus anciennes, leur a imposé une responsabilité globale négative de leur naïveté et inconscience, non moins à raison de leur incapacité réelle à se projeter dans un monde sans dynamique collective, plus que de reproches réciproques entre des volontés matures et responsables asservies à l’idée d’un état sauveur, et des volontés libres sans maturité ni responsabilité envers un autre au nom de la libre constitution de soi, en société.
Ces contradictions ont conduit à une crise existentielle profonde, où ces générations doivent composer avec un monde brutalement accessible, sans cadre clair pour s’y orienter. Comment cette fracture a-t-elle façonné leur rapport à eux-mêmes, à la société et au passage à l’âge adulte ?
Une génération à qui l’on a imposé l’ignorance tout en l’inondant d’information
Ces générations ont été sur informées et sous-éduquées à la capacité d’intégrer ce savoir de manière saine, par culture. Notamment sur le point de l’accepter comme des vérités acquises irréfragables, plus que comme résultat d’une méthode reposant sur un principe de falsification et d’exploration préalable. Elles ont grandi avec un accès illimité à l’information et au savoir, sans transmission ni intégration structurée des fondamentaux de l’esprit critique et de la place du savoir dans l’existence de l’individu. Les générations précédentes bénéficiaient de récits historiques et culturels cohérents, qui leur offraient une lecture du monde stable et rassurante. Aujourd’hui, l’absence d’une grille d’analyse commune rend toute interprétation du réel comme éclatée et anxiogène, tant le perspectivisme tout naturel et humain, laisse penser l’individu condamné à l’errance de l’ignorance non reconnue comme étant une part de lui même, naturelle.
Les travaux de Bernard Lahire montrent comment l’individualisation de la culture et la disparition des grandes structures éducatives collectives empêchent la transmission intergénérationnelle des repères. Ainsi, ce que certains appellent ignorance n’est pas un manque de connaissance, mais l’impossibilité de distinguer l’essentiel du superflu, le vrai du faux. L’intelligence n’est pas le savoir, mais la capacité à utiliser le savoir avec conscience.
Une génération écrasée sous le poids de la responsabilité
Ces générations également, ont grandi avec le poids du monde sur leurs épaules. La catastrophe climatique, l’effondrement économique, la montée des conflits géopolitiques, les crises sociales : toutes ces problématiques leur ont été exposées de manière brute, sans protection, sans accompagnement et sans outils pour y faire face. Ont été acceptés comme vrais les résultats scientifiques, ont été exprimées comme sincère, les volonté politiques visant un plus grand bien commun sur la base de savoirs vérifiés : n’ont été que rejetés leurs initiatives car hors du cadre de la culture politique dominante, en termes d’acception sociale générale traditionnelle, comme représentante de la plus grande part de votants. Leur demande politique n’a pas trouvé d’offre car ne correspondant qu’à l’expression de leurs intérêts propres, pour l’avenir d’une société dans laquelle ils se sont battis, plus que ceux corps électoraux définis dans le cadre d’une lecture culturelle de la politique dans les fers de l’Etat Nation. L’enfant éclairé sincère a été tué sur l’autel de sa sincérité, trop jeune et bafoué par une société inconsciente de sa corruption par des fers sans dieux (une lecture pouvant être étendue aux âmes nobles non dominantes).
Le philosophe Byung-Chul Han, dans La Société de la fatigue, analyse cette dynamique où les individus sont rendus totalement responsables de leur bien-être et de leur réussite, sans soutien institutionnel ni repères clairs. Cette hyper-responsabilisation conduit à une forme d’épuisement collectif, où ces générations sont sommées de trouver seules des solutions à des crises systémiques, sans écoute ni recours, ni acculturation au jeu politique et culturel de la société dans laquelle ils doivent prendre place.
Loin d’être une émancipation tangible et solide, cette charge mentale permanente a produit une génération en quête de sens, mais privée des repères pour le construire et y contribuer de façon active avec confiance et capacité d’organisation collective.
Une génération sacrifiée dans l’hyper-connexion
Première génération née avec Internet, cette jeunesse a grandi dans un monde de connexion permanente, sans espace pour respirer, sans distance avec l’information et sans véritable protection contre les dangers de l’exposition numérique.
Sherry Turkle, psychologue et spécialiste des interactions numériques (Alone Together, 2011), démontre comment l’hyper-connexion a paradoxalement produit plus de solitude et d’anxiété. L’exposition constante aux réseaux sociaux a détruit les temps de latence nécessaires à la formation d’une conscience de soi stable. Ainsi, ces générations n’ont pas grandi dans la stabilité, mais dans une accélération perpétuelle, empêchant toute introspection véritable.En parallèle, l’effondrement des grandes structures collectives (famille, nation, religion, engagement politique) n’a pas été compensé par de nouveaux cadres structurants. Ces générations doivent se construire seules, dans un monde où les repères sont mouvants et les modèles de réussite éclatés.
Un passage à l’âge adulte entravé
Dans de nombreuses sociétés traditionnelles, le passage à l’âge adulte est marqué par des rites d’initiation qui symbolisent la fin de l’enfance et l’entrée dans la maturité. Ces rituels permettent de marquer un seuil clair, où l’individu prend pleinement conscience de ses nouvelles responsabilités et de sa place dans la communauté.
Dans les sociétés africaines traditionnelles, les jeunes garçons passent par des initiations rituelles impliquant des épreuves physiques et psychologiques pour prouver leur capacité à assumer un rôle adulte.
Chez les peuples autochtones d’Amérique du Nord, des quêtes de vision étaient organisées pour que les jeunes découvrent leur identité et leur place dans le monde.
Dans les sociétés asiatiques confucéennes, des rites familiaux encadraient la transition entre adolescence et maturité, renforçant la responsabilité individuelle et collective.
Aujourd’hui, dans les sociétés modernes, ces rites de passage ont disparu. Le résultat est une transition floue, où l’âge adulte devient une notion insaisissable, prolongée par l’absence de responsabilités claires et par des conditions sociales rendant difficile l’accès à l’indépendance économique et affective. Ce manque de repères crée une difficulté à s’ancrer pleinement dans l’âge adulte, renforçant l’émergence de ce que certains sociologues nomment « l’éternelle adolescence ». Ce phénomène, popularisé par les travaux sur la psychologie contemporaine, évoque une difficulté à s’émanciper des repères de l’enfance, non par refus de grandir, mais par absence de structure permettant de définir ce qu’est réellement être adulte
Se réapproprier son propre récit
Ces générations n’ont pas été préparées à ce qu’elles vivent. Elles ont été projetées dans un monde chaotique sans les outils pour comprendre et intégrer ces bouleversements. Elles doivent donc aujourd’hui se réapproprier leur propre récit, en prenant conscience des fractures qui les ont traversées, pour reconstruire leur relation au monde et à elles-mêmes. Ce travail passe par une réconciliation avec leur identité profonde, une redéfinition du passage à l’âge adulte et la création de nouveaux cadres structurants. Il ne s’agit pas de chercher un retour aux repères du passé, mais d’inventer de nouvelles manières de se situer dans le monde.
Ces générations ont grandi dans le chaos, mais elles n’ont pas à y rester. La question est : comment transformer cette crise en une opportunité de réinvention collective ?