La société de la peur
Une époque qui nous enferme dans l’analyse de soi permanente sans recours à l’évitement de mensonges
Nous vivons dans une société où tout est psychologisé, où chaque difficulté relationnelle, chaque tension intérieure, chaque comportement déviant est immédiatement analysé sous l’angle d’une pathologie, d’un trouble, ou d’une synthèse préconçue par mise en différence égotique ou rejet social du conformisme de noblesse que l’on se pense pouvoir incarner sans sacrifices d’âme. Ce phénomène, bien qu’il puisse sembler rassurant, enferme l’individu dans une lecture de soi figée, où l’ego se protège derrière des diagnostics et des cadres explicatifs qui lui évitent toute véritable confrontation avec lui-même.
Notre époque nous impose un monde sans filtre, où l’information brute et les réalités dures de l’existence s’imposent à nous sans ménagement. Dans le même temps, nous sommes confrontés individuellement à nos propres peurs et notre solitude, sans qu’aucun cadre culturel ne nous donne les outils pour les affronter avec justesse et nous permettre de mûrir émotionnellement et y faire face (pour les générations jeunes principalement).
La société de la connaissance nous force à nous lire par le savoir par culture scientifique comme vérité, comme si la compréhension rationnelle de soi pouvait suffire à donner du sens à l’existence, comme si le présupposé de l’agenda politique étant mis en oeuvre depuis plusieurs décennies partaient du principe et du présupposé, que l’amour de soi pouvait s’imposer. Pourtant, l’accumulation de concepts psychologiques ne remplace ni l’expérience, ni la vérité du ressenti, ni ses possibles d’expression, dans les contraintes de la vie courante.
Cet article propose d’explorer comment cette hyper-psychologisation du débat public et de nos interactions sociales crée une illusion de compréhension et nous éloigne de la véritable rencontre avec nous-mêmes. Si être libre n’a pas de prix et suppose le sacrifice, il ne s’impose pas il s’enseigne.
L’hyper-psychologisation comme écran d’inhibition
Notre société a multiplié les catégories d’appartenance sociale possible pour se vivre en société de façon communautaire ; sans compter les diagnostics permettant d’expliquer le moindre comportement ou sentiment d’appartenance faisant écho à un trouble ou une tensions qui nous est propre que l’on ne saurait nommer par soi même. Si cela a apporté une meilleure compréhension des troubles psychiques réels, cela a aussi produit une rigidité dans la lecture de soi et des autres, conduisant à un conformisme pervers et reposant sur une terreur de soi et d’autrui, que l’on vit en miroir permanent.
Nous avons intégré à notre langage quotidien des concepts issus de la psychologie clinique et sociale : pervers narcissique, burn-out, hypersensibilité, trouble anxieux, charge mentale… Autant de termes qui permettent de mettre des mots sur une souffrance, mais aussi de la figer dans une grille d’analyse externe qui empêche parfois de se confronter à l’expérience brute du réel. En se positionnant publiquement contre un trait scientifique de reconnaissance d’un savoir sur l’humain et la nature, nous est enlevée la possibilité de la voir en soi par moralité et ou sinon, sentiment d’identité.
L’orgueil, la peur et la souffrance sont alors lus comme des déséquilibres à corriger, refouler, ne pas confronter plutôt que comme des signaux à écouter et essayer de comprendre en soi pour se rencontrer à soi : sans honte, sans rejet, sans mépris ni autre mauvais sentiment qui viserait à considérer ce qui est ciblé comme non appartenant à la nature humaine et donc la nôtre également, au nom de l’universalisme de valeurs qui n’est pas moral mais dans l’amoralité de notre nature et son besoin d’amour malgré la domination, ses jeux et enjeux, la personnalité de chacun et son individualité profonde. L’être humain ne se vit plus dans son intériorité, mais comme un patient en quête d’un diagnostic rassurant qui viendrait justifier ses résistances.
Une époque qui nous impose le réel et nous le retire par des imaginaires de synthèse
Jamais une époque n’a été aussi brutale dans son rapport au monde de par la dissociation qu’il impose entre beauté et laideur : les crises s’enchaînent sans responsable ni cause identifiable, les repères collectifs et communs vacillent, et l’illusion d’un progrès linéaire s’effondre sans que l’on ne puisse trouver d’alternative tant les habitudes ou présupposés du lien social ou socle culturel sur lequel elle s’est basée sont ancrées et s’auto-entretiennent. Pourtant, nous ne vivons pas pleinement ce chaos, sinon intérieurement de façon inconsciente, car nous l’interprétons à travers des filtres culturels et psychologiques qui nous éloignent de sa brutalité, par déni collectif. L’extérieur est en paix, calme, pleinement à l’image de ce qu’on lui porte, par l’égo - les vies intérieures sont bafouées, noires et viciées, sans que l’on en ai conscience sinon par les activités et cercles culturels, artistiques et musicaux que l’on consomme, collectivement. L’oubli du corps et la faiblesse morale dans l’acte par inconscience du mal commis par l’irresponsabilité de son être, par nature sans outils à même d’y parvenir; ce qui conduit à une société produisant cette image nocive de beauté pour elle même, comme nouvelle référence, laissant de côté les expressions de la vérité humaine comme communauté émotionnelle et sentimentale dans les bas fonds de la société et culture : par mépris né de l’orgueil. Le meilleur exemple étant le sentiment des communautés technos et musicales de province, noires et misérables, qui ne sont vantées par la culture dominante sinon sans intérêt réel cautionnée dans l’espace public comme problème public général.
La culture sociale actuelle, façonnée par la peur et l’incertitude, ne permet plus d’expérimenter l’inconnu sans le nommer, sans l’encadrer, sans le rattacher à une grille de lecture axiologique (de valeurs) collective. La peur d’avoir peur nous empêche d’accueillir le doute comme un passage nécessaire. Au lieu de nous laisser éprouver nos angoisses, nous cherchons à les rationaliser et à les contrôler par des discours préconstruits; mais le réel ne se laisse pas maîtriser. Il finit toujours par s’imposer, souvent dans la douleur, lorsqu’on a trop cherché à l’éviter.
L’erreur de lecture de soi par l’émotion imposée
Dans ce monde où tout est cadré, expliqué et rationalisé, le ressenti et l’expérience directe de l’être sont mis au second plan. On ne se vit plus tel que l’on est, mais tel que l’on se pense être, en fonction des récits dominants de l’époque.
Le problème, c’est que cette approche ne fait que renforcer l’ego, qui se fige dans une lecture de soi biaisée. Plutôt que d’affronter l’inconnu de son être, l’individu cherche des réponses extérieures qui le confortent dans une illusion de maîtrise sans exploration. Le jeu social, les habitudes culturelles, les discours collectifs redéfinissent ce que nous devons ressentir, au lieu de nous laisser éprouver notre propre vérité intérieure.
C’est ainsi que la culture actuelle, en cherchant à protéger, produit un entre-soi déconnecté du réel, un espace où chacun se conforme aux codes sociaux sans jamais descendre dans la profondeur de son être. L’individu devient un sujet passif de sa propre existence, enfermé dans des catégories qui le rassurent mais qui l’éloignent de l’expérience brute du monde.
La dystopie utopique du monde à l’envers - ne pas refuser la chute
Cette hyper-psychologisation et cette rationalisation à outrance ne sont que les reflets d’un refus profond : celui du refus de la chute des mensonges que l’on se porte à soi et du déni, de la confrontation à soi-même. Dans toute transformation humaine, il y a un moment de bascule, une descente dans l’inconnu, où l’être doit abandonner ses certitudes pour renaître autrement. Le miroir étant à la fois ce que l’on rejette le plus mais également ce qui nous serait le plus bénéfique. Le film la substance de 2024 étant une bonne référence de représentation sur ce point. Les sociologues et anthropologues, de Durkheim à Baudrillard, ont souvent parlé de la rupture comme nécessité. Pourtant, notre société actuelle refuse l’expérience de la perte, qu’elle soit intérieure ou sociale. Tout est fait pour éviter l’effondrement de l’ego, alors qu’il s’agit d’un passage initiatique indispensable.
Ce monde qui semble parfois absurde et illusoire n’est pas une impasse. Il est une invitation à regarder au-delà des filtres qui nous sont imposés. Ce que nous croyons être des blocages collectifs ne sont souvent que nos propres résistances à accepter ce qui est.
Se libérer des inhibiteurs de souffrance de l’hyper-psychologisation sociale
Loin d’être un simple outil de compréhension, la psychologie peut devenir un piège si elle est utilisée comme une protection contre la confrontation au réel. À force de vouloir tout expliquer, tout nommer, tout rationaliser, nous nous coupons de l’expérience brute, du ressenti immédiat, de la simple vérité d’être.
Se libérer de cette psychose collective ne signifie pas rejeter la compréhension de soi, mais cesser d’y voir une justification permanente. Accepter que le réel est parfois brutal, que la peur n’est pas un ennemi, que l’inconfort est nécessaire à toute transformation.
Ce n’est pas l’analyse qui libère, c’est l’expérience. Lâcher prise sur l’excès de savoir, pour retrouver l’intuition et la sincérité du ressenti, est peut-être l’unique chemin vers une véritable connaissance de soi.