Lucifer aux commandes

La mystique, une dimension refoulée de notre époque

Dans une société dominée par la science et la raison, le mystique n’a plus sa place que dans le divertissement. Lucifer, les démons et le mal sont devenus des concepts réservés aux films et aux jeux vidéo, vidés de leur sens spirituel et existentiel et donc de l’usage de leur représentation dans le monde social, avec sérieux tempérance et mesure. Pourtant, ces figures hantent l’histoire humaine depuis des siècles tant ils sont, indépendamment des territoires et nations, des représentations et figures archétypales culturelle propre aux sociétés humaines. Leur absence consciente, comme référence de la culture sociale, ne signifie pas leur disparition, mais peut être leur refoulement dans l’inconscient collectif, là où réside tout ce que nous ne voulons pas voir de nous-mêmes. Ils peuvent donc subsister, et se représenter en actes, dans un flot d’actions sociales non maîtrisé ni reconnu.

Lucifer, en tant que porteur de lumière tombé du ciel, incarne l’ombre de la connaissance interdite. Les démons symbolisent les forces intérieures que nous refoulons, mais qui façonnent nos actions et nos peurs. Si Lucifer est le diable personnifié dans l’art et les mythes, les démons sont sa légion et ses déclinaisons. C’est l’esprit de peur intégré en matière, et en corps qui peut se révéler parce que l’on appelle, dans les termes et communautés religieuses: la possession. Drôle de mot sinon une dérision que l’on voudrait exprimer en rire, à notre époque. Comprendre leur place aujourd’hui, c’est accepter que le mal ne soit pas un élément extérieur, mais un potentiel propre à l’homme, une tentation quotidienne, un choix de conscience.

Cet article propose une réflexion sur la place du diable et des démons dans l’histoire et la pensée occidentale, pour mieux comprendre ce que leur absence signifie dans notre société du savoir et du contrôle absolu de la nature.

Lucifer dans les mythes et les poèmes antiques comme figure du rebelle

Bien avant le christianisme, des figures comparables à Lucifer existaient dans les mythes anciens. Prométhée, dans la mythologie grecque, vole le feu aux dieux pour le donner aux hommes. Il est puni, enchaîné à un rocher, condamné à voir son foie dévoré chaque jour. Son crime ? Avoir offert la connaissance aux mortels. Seth, en Égypte, représente le chaos et la destruction, un mal nécessaire à l’équilibre du cosmos.

Dans l’ancienne Perse, Ahriman, l’esprit du mal dans le Zoroastrisme, s’oppose à Ahura Mazda, la lumière divine. Tous ces récits ont en commun de montrer une figure qui défie l’ordre établi, au prix d’un bannissement ou d’une souffrance éternelle.

Dans la tradition chrétienne, le diable est assimilé à Lucifer, l’ange déchu mentionné dans Ésaïe 14:12 : « Comment es-tu tombé du ciel, étoile du matin, fils de l’aurore ? ». Ce passage, plus tard interprété comme une référence à Satan, le fixe dans notre imaginaire comme l’ange condamné pour sa rébellion contre Dieu.

Lucifer n’est pas seulement une figure du mal ; il est celui qui porte la lumière de la connaissance interdite, rappelant aux hommes que toute quête de vérité implique une transgression.

Lucifer et le diable dans la littérature comme miroir de l’homme moderne

Dans L’Enfer de Dante, Lucifer est figé dans la glace, incapable de se mouvoir, paradoxalement impuissant. Chez Milton, dans Le Paradis Perdu, il est un personnage tragique, porteur d’une phrase devenue légendaire : « Mieux vaut régner en enfer que servir au paradis. » Cette vision transforme le diable en une figure de liberté et de révolte, en opposition à l’ordre divin.

Mais c’est Goethe, avec Faust, qui modernise le plus la figure du diable. Méphistophélès ne cherche pas seulement à corrompre Faust, il lui offre un pacte : l’accès à la connaissance et au plaisir, au prix de son âme. Ici, le diable est celui qui pousse l’homme à se confronter à ses désirs profonds.

Dans ces récits, le diable n’est plus un simple tentateur ; il est le reflet des dilemmes humains, du besoin de savoir, de la tentation du pouvoir et de l’angoisse de l’inconnu. C’est une figure qui, loin d’être étrangère, vit en chacun de nous, dans chaque choix moral, chaque ambition, chaque renoncement.

Les démons et le mal comme potentiel humain refoulé

Si Lucifer incarne le savoir et la révolte, les démons, eux, représentent les pulsions humaines. Dans les traditions chrétiennes et ésotériques, les démons ne sont pas uniquement des êtres externes, ils sont les manifestations des faiblesses humaines : l’envie, la colère, l’orgueil.

Pour Carl Jung, ces démons sont notre ombre, la partie de nous-mêmes que nous refusons de voir. Plus nous réprimons cette ombre, plus elle devient incontrôlable. Notre société moderne, en rejetant le mystique et le mal sous une approche purement rationnelle, empêche une confrontation avec ces forces intérieures. Résultat : le mal ne disparaît pas, il se transforme en comportements obsessionnels, en conflits sociaux, en violences invisibles mais omniprésentes.

Dans une époque où tout doit être positif et sous contrôle, où les failles doivent être corrigées par la science ou la psychiatrie, le mal n’est plus pensé comme une composante de l’humain, mais comme une déviance à éradiquer. Pourtant, il est toujours là, infiltré dans la compétition, la consommation, l’exploitation des autres sous couvert de rationalité et de progrès.

Le diable dans une société du savoir comme ombre culturelle commune oubliée

Aujourd’hui, le savoir n’est plus interdit, il est imposé et cru sans limites, dans une économie du savoir laissant penser le progrès infini, sans mesure ni limites, physiques au principal. Le progrès scientifique et technique pousse à une transparence absolue, où tout doit être mesuré, compris, intégré dans un système de gestion valorisant une production de biens et produits, par le biais de services à la carte, laissé à la libre disposition des consommateurs. Dans ce monde, le diable n’a plus besoin d’exister sous forme d’un être extérieur : il est dans le refus de voir nos propres contradictions, un pilote inconscient valorisé culturellement. Non comme un guide, mais une ombre révélant à notre corps les errances et fardeaux de l’humain tel qu’il est, plutôt que tel que l’on voudrait le voir.

En somme, la mystique semble avoir été effacée par la peur, et à son profit, afin de ne pas nous faire oublier ce que nous sommes, et la nécessité du spirituel. L’idée même de l’inconnu est devenue inacceptable alors que nous nous représentons nous même par notre ignorance et notre désir de savoir, en tant qu’individus, sujets du pêché originel dans les textes religieux traditionnels. Nous vivons dans un monde où tout doit être prévisible, optimisé, mais cette illusion ne fait qu’éloigner l’homme de lui-même et ou sinon peut être le rapprocher de sa condition, mais que l’acceptation de celle-ci soit d’un passage, transfert, difficile pour le psychisme à raison du souci de moralité propre à la vie en société, sa nécessité - et surtout son besoin de redéfinition. Les figures démoniaques ont été déplacées transférées comme une ombre commune que l’on renie, par déni.

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